LUCIDE

I. FEU

Nathan sortait des cours à quinze heures. D'habitude, ça ne l'ennuyait pas de sortir si tard. Mais ce matin, il avait commis quelque chose d'horrible. Sa colère brûlait en son âme plus que jamais et il avait la ferme intention d'aller jusqu'au bout.

Depuis combien de temps retenait-il sa colère ? Onze ans. Onze années durant lesquelles il l'avait nourrie. Neo ne l'avait pas beaucoup aidé. Son alter-ego a toujours été là, derrière lui, une ombre flottant en permanence, lui murmurant à l'oreille toute la rage qu'il gardait enfouie en lui à chaque fois que Nathan doutait. S'il fut un temps où il avait été en paix avec Neo, aujourd'hui, Nathan se battait constamment avec lui. Mais il fallait bien l'avouer : Neo gagnait à chaque fois. Et à chaque fois, Nathan s'abandonnait à lui. Maintenant, sa rage est bien plus grande que jamais, comme un feu ardent qui lèche les dernières onces de compassion qu'il possède.

Nathan salua ses amis en leur servant des sourires joyeux et plein de vie. Depuis ses douze ans, depuis qu'il avait vu ces flammes manger le manoir, il avait appris à jouer la comédie. Cet incendie n'avait rien d'un accident, au fond de lui, il le savait. Alors, il portait un masque constamment, jouant l'adulte heureux et bienveillant. Mais sa famille savait que quelque chose n'allait pas. Ils étaient les seuls à pouvoir voir le visage sombre de Neo. Nathan pouvait leur sourire autant qu'il le voulait, Neo leur révélait la vérité à la seule aide d'une expression faciale.

Heureusement, cet après-midi là, Nathan savait que le manoir était vide. Dans quelques minutes, il n'y aurait plus que Neo et lui, seuls en tête à tête avec leur plan digne du Diable en personne. Sur le chemin du retour, Nathan avait du mal à conduire. L'excitation de ses actes prochains lui faisait perdre la tête. Voilà qu'il commençait à douter. Était-ce vraiment la solution, finalement ?

— Ne te dégonfle pas maintenant... Onze ans que tu attends ça, tout ce temps à construire ce plan. Tu ne peux pas abandonner. Tu sais...
— Oui... Je sais. Je ne vais pas abandonner mais tu ne crois pas que c'est peut-être un peu... Violent, comme manière de faire ?

L'ombre à côté de lui lâcha un grand soupir, comme pour montrer son exaspération face au comportement de son propriétaire.

— Si tu as encore besoin que je te ramène à tes douze ans...
— Non. Ça ira. Tu as raison. C'est le seul moyen.

« J'espère seulement qu'il craquera avant, » se dit Nathan. Neo eut un rire mauvais en entendant cette pensée. Ce rire sordide envahit l'habitacle et Nathan se remémora l'incendie intervenu onze ans plus tôt. Ses doutes finirent par se dissiper. Neo avait raison : il s'agissait là de la seule solution. Et puis, il avait été discret. Rien ne pourrait lui arriver. Lorsqu'il aura obtenu ce qu'il veut, il pourra aller de l'avant.

Le trajet fut silencieux et tranquille. Selon Nathan, il s'est écoulé trop lentement. Il voulait en finir au plus vite afin de ressentir cette paix qui lui manquait depuis onze ans, avant que tout ne soit balayé en cendres. Quant à Neo, il avait simplement savouré l'impatience de Nathan. Chaque seconde qui s'était écoulée, il sentait la colère de Nathan grossir encore et encore. Comme si toutes ces années n'avaient pas suffi.

Enfin arrivé devant le manoir, Nathan gara sa Ford Mustang dans le garage avec soin. Il y tenait particulièrement car il s'agissait de sa première voiture. Elle était vieille, mais il connaissait un garagiste à New-York qui la chouchoutait comme personne. Alors, le véhicule ronronnait d'une manière agréable et sa carrosserie étincelait. Pas une tache ne se trouvait sur la voiture, jamais.

En entrant dans l'immense hall du manoir, il rangea ses clés dans le bol prévu à cet effet. Puis, il traversa la pièce, faisant le tour des deux énormes piliers pour accéder à la porte de la cave. Seul les bruits provoqués par Nathan brisait le silence du manoir. C'était bien trop calme, Nathan s'y était habitué. A chaque fois qu'il rentrait de l'université, le bâtiment était vide. Il pouvait alors profiter de ce silence lourd pour s'adonner à son plan, le peaufiner pour qu'il soit parfait. Seul avec ses songes, il nourrissait le feu qui brûlait son coeur jusqu'à ce que ses grands-parents rentrent avec leur majordome.

Mais aujourd'hui, il n'était plus seul. Et le temps était compté avant que le manoir ne reprenne vie. Alors, il ferma consciencieusement la porte de la cave insonnorisée et descendit les marches de ce vieux bois qui craquait sous le poids de Nathan. La cave était la seule pièce du manoir à avoir été épargnée par l'incendie. Elle n'eut donc pas besoin d'être rénovée.

Nathan était le seul à y mettre les pieds. Dans le coin de la pièce, il attrapa le trépied qu'il régla à la bonne hauteur. Puis, il y fixa sa caméra, pointée sur l'être aux yeux bandés, assis sur une chaise et les mains attachées dans le dos. L'appareil allumé, Nathan fit les derniers réglages, appuya sur le bouton "enregistrement", puis se redressa en arborant un large sourire glauque.

— J'espère que je ne t'ai pas trop fait attendre.